Partie 3 – La salle d’attente : le couloir de l’ombre

Daniela Vaucher

Découvrez la fin de l’histoire de Daniela Vaucher. Elle a traversé deux cancers et est aujourd’hui en rémission. Pendant toute la durée de ses traitements, c’est dans la salle d’attente de son oncologue qu’elle a tenu son journal intime — un refuge de mots et d’émotions face à l’inconnu. Dans une série de témoignages à paraître sur plusieurs éditions, elle partage avec nous son parcours, entre doutes, espoir et résilience. | Daniela Vaucher

11. Le wagon blanc

L’arche a débuté son périple et je me retrouve coincée, comme bon nombre d’invités au voyage. Prisonnière de la maladie, mais étrangement à l’abri du monde extérieur, des conflits, des batailles, des devoirs, des exigences et de la pluie. Car pour le moment, le beau temps se cache derrière les valves de mon cœur, les nuages se sont propagés de la tête aux pieds. Il fait nuit dans mon corps, je cherche l’interrupteur, je tâte les recoins de ma mémoire, je remonte le fil du temps. Un objet apparait au milieu d’un stratus, je m’approche et je vois un élastique. Un élastique si tendu qu’il a cédé sous la pression. J’aperçois un accident de la route, une mère courbée tant elle a pleuré.

Le chaos extérieur me ramène dans la nouvelle salle d’attente, le vent, la pluie, les inondations font rage et je suis à l’intérieur, au calme. Pour combien de temps ? Nous nous reconnaissons dans cette arche, non seulement parce que nous sommes malades mais aussi parce que dans nos yeux, il y a un voile. C’est un rideau attaché avec un cordeau tressé. Il filtre le soleil, retient son réchauffement, provoque de l’ombre. Il fait frais au début, puis le frais devient terne, sans couleur. Pour ma part, je reste appuyée sur le bord de la fenêtre à attendre le soleil, de la chaleur, encore et encore. Quand ce rideau sera-t-il suffisamment sale pour que quelqu’un pense à le laver ou mieux… à le changer d’endroit ? Et pourquoi ne puis-je pas le faire moi-même ? J’ai les mains liées par des cordes invisibles, aucun son ne sort de ma bouche, d’ailleurs pour appeler qui ? Il n’y a personne dans cette pièce. Les voiles sont si lourds chez certains qu’on peine à croire qu’une ondulation existe, une âme soufflant dans une bulle de savon ferait plus de mouvement.

Et pourtant, chacun se terre dans sa solitude, chacun cherche un sens, une direction à prendre. Les raccourcis sont utilisés, les ronds-points surchargés, les priorités malmenées. Parfois, on nous embarque sur les rails du wagon blanc parce qu’on n’arrive plus à marcher, la prise en charge offrant un sursis, un bol d’air, une escapade momentanée. J’ai appris à connaître un autre soleil, le sourire des travailleuses du wagon blanc. Il y a beaucoup de lumière chez elles, pas de voile, des yeux comme des billes qui nous rappellent l’innocence de notre commencement. Et puis, elles possèdent un adaptateur de lumière. Selon notre situation, les sensations que nous éprouvons ou les mots que nous prononçons, elles adoptent une attitude en complète adéquation avec ce que nous sommes prêts à entendre ou à voir.

Elles adaptent la lumière, veillent à notre confort. Avec elles, chaque jour est nouveau. Parfois, la discussion nous entraîne sur une autre route, un autre pays, alors nous partageons rires et souvenirs différents. Parfois, nous nous infiltrons dans notre profession et exprimons regrets ou satisfactions. Parfois, même le silence nous tient en respect parce qu’il est riche en perception de l’esprit et du corps. Attention ! Arrivée d’un flux tendu de cortisone, risque de surcharge au niveau des vaisseaux, bouffée d’oxygène bienvenue. En cas de friction intense, klaxonnez !!! C’est qu’il faut rester vigilant et attentif sur la route !

12. Ici la Terre

Sur notre bateau de fortune, nous nous détachons de la réalité. Qui sommes-nous pour exiger tant de la vie ? A quoi servons-nous dans cet univers ? Pourquoi devons-nous ralentir au point de passer au peigne fin notre anamnèse ? Je comprendrai plus tard que le rythme de mon histoire ne tient pas compte des capacités de mon corps et que c’est mon devoir de façonner la suite de ma vie en adéquation avec mon ressenti. Ainsi, chaque mois le soleil passe dans les signes du Zodiaque, éclairant la Terre en un point différent. Ainsi fait-elle une prise de conscience rythmée de son corps en une année…

La Terre nous a enfanté, elle a enfanté les lieux où elle nous a déposés. Elle nous dit : « c’est ici que je te laisse, vois la mer, vois la terre, vois la pluie, vois l’orage, vois le chant des oiseaux, vois comment un l’arbre grandit au milieu de toute une forêt. Apprends à grandir comme lui. » Mon héritage santé me retient, le cavalier retient les rennes, la marche arrière a commencé. Il y a des informations dans ma tête qui nécessitent le silence et l’écoute… J’entends les crispations des événements, le hurlement de situations intolérables, le son rauque du lion meurtri au combat. Je sens un sac à dos rempli de vies à porter, d’espoirs épuisés, baignant dans une mer de larmes.

Et pourtant mon terrain est asséché par les frustrations, les manquements. Il se dérobe, se craquelle et je ne vois plus de source où m’abreuver. J’ai perdu mes yeux, mes bras sont flasques, je m’appuie sans cesse contre un mur, une chaise, un lampadaire. Ma tête se situe à 1m70 du sol. Dans ma jeunesse, je me délectais de cette hauteur, prétendant voir au loin, cerner la globalité de l’instant et savourer la toute-puissance des paroles énoncées : « Comme tu es grande pour ton âge… » J’étais propulsée dans un autre âge, imaginant que j’allais plus vite que les autres, imaginant que j’avais 10 cm d’avance dans la course de la vie. C’est ainsi, démunie d’un quelconque amour parental et sans cadrage, que j’estimais que cette avance devait me sauver la vie si j’arrivais à maintenir le rythme qu’imposait ses paroles.

Défis, aventures et expériences me permirent d’y croire longtemps. Je sus aussi bien plus tard que je m’étais accrochée à une paroi qui servirait de point de repère à d’autres, sans aucune capacité de comprendre que cette paroi n’était pas la mienne. Ces paroles, seuls mots positifs entendus dans cette misérable enfance, allaient tracer mon chemin. J’allais croiser beaucoup de feux rouges sans pouvoir m’y arrêter, car m’arrêter aurait été insupportable à vivre. Certes, quelques gendarmes couchés me ralentirent momentanément, les haltes furent mises à profit pour faire le plein d’essence. Cette essence avait un goût amer, faute de mieux, je lui demandais de me remplir pour ne pas souffrir. Et la voiture redémarrait…

13. Le deuil

Mon appartement, jusque-là lieu de résidence principale est devenu une deuxième salle d’attente. Pendant les longs mois à venir, l’hôpital et la maison seront deux hauts lieux de confinement. C’est étrange comment le confinement, loin des turbulences de la vie active peut engendrer des réflexions. Les heures d’attente à passer entre quatre murs pour cause de douleurs ou de manque de force se remplissent soudainement de récits, d’explications, de culpabilité, de tristesse et de moments sacrés. Le silence dorénavant se remplit…et je comprends aussi soudainement qu’il est possible que les malades entrevus en salle d’attente soient dans ce même monde, sans avoir besoin de parler pour entendre tout ce qui se passe à l’intérieur. C’est aussi pour moi l’apparition du deuil blanc…

Les deuils successifs à mon propre égard sont nombreux : le deuil de ma vie active, avec mon réseau social, mon travail. Le deuil de la normalité, peu à peu la maladie, les traitements me transforment et je découvre alors à quel point je peux me dénuder et vivre encore, le deuil de ma personnalité, chaque chimiothérapie me révélera les profondeurs de mon être, m’indiquera les innombrables couches de conscience, de résistances, de passages secrets. Le deuil de ma chair enlevée. Comme une feuille de papier, je me laisse maintenant façonner par le traitement infligé par la maladie. L’encre des jours précédents s’efface, une nouvelle feuille blanche apparait.

Lentement, mon rythme de course se ralentit, je trotte encore souvent, mais je marche au pas et je découvre la forêt. J’inspire durant le jour et j’expire durant la nuit. Je reçois de nombreux amis durant ces mois. Chaque visite me propose un lien avec l’extérieur, chaque visite me paraît bruyante en paroles. Le calme et le silence deviennent progressivement des compagnons de route. J’évite alors les discussions longues, tout naturellement je réduis la durée de la visite. Je ne peux plus dilapider trop d’énergie pour aider l’un ou l’autre de mes amis. Je savoure leur présence, leur chaleur et parfois m’amuse de rencontrer une personne qui me ressemblait…

Tant de profils différents, tant d’humains en quête de satisfaction, de reconnaissance, de nourriture spirituelle, tant de situations délicates vécues, tant d’erreurs pardonnées, rassemblement quotidien d’apprentissage et d’exercices. Hier le temps devait se remplir d’activité, aujourd’hui il s’écoule lentement et je reste vivante ! Les 10 cm d’avance rétrécissent, mon corps se rapproche de mon esprit et un nid se prépare.

14. Le rouge

Laisser le chagrin devenir une colère froide. Penser la mort, la comprendre et l’accepter est un pas essentiel vers la sagesse. Lire les conseils de sagesse ne sert à rien si on ne les expérimente pas à chaque occasion. L’arche, l’hôpital, la maison, mon corps, les deuils successifs du changement, de l’isolement et du traitement. Combien de fois ai-je été propulsée ? Combien de fois ai-je frôlé la sensation de l’inertie, de la non-substance ? Combien de fois ai-je dû faire l’apprentissage du vide ? Le vide fut la mort qui me redonnerait la vie, penserai-je plus tard, une fois la maladie passée, la mémoire cellulaire me ramènera maintes fois à l’adopter, à l’accepter et à comprendre qu’elle devient une salle d’attente, avec tous les possibles comme porte de sortie.

Et pourtant à l’intérieur, il y a le feu, il y a les flammes, il y a le rouge me proposant vie mais aussi la possibilité de voir ma vie autrement avec des dizaines de rouges différents : le rouge cardinal, le carmin, le cramoisi, le pourpre, le vermillon, le grenat ou le bordeaux. Dans la symbolique occidentale, le rouge inspire l’amour, la passion, le sang, l’érotisme car le rouge est la couleur du sang, des muscles, de la bouche, des lèvres, du cœur, ainsi que du feu qui crépite et des braises. En parallèle, le rouge sent la chaleur, la colère, l’égoïsme et la haine. Lorsque ma colère aura refroidi, verrais-je la vie au travers du prisme d’un glaçon ? Tel un prisme de cristal qui décompose la lumière, arriverai-je à composer avec le blanc ? J’aimerais apprendre à connaître le quartz, la craie, le calcaire, le plâtre, le marbre…et le violet. Chic, je pourrais décorer ma nouvelle salle d’attente !

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