Partie 2 – La salle d’attente : le couloir de l’ombre

Daniela Vaucher

Daniela Vaucher a traversé deux cancers et est aujourd’hui en rémission. Pendant toute la durée de ses traitements, c’est dans la salle d’attente de son oncologue qu’elle a tenu son journal intime – un refuge de mots et d’émotion face à l’inconnu. Elle partage avec nous son parcours, entre doutes, espoir et résilience. | Daniela Vaucher

5. Le match de Ping-Pong

La salle attendait quelques spectateurs… J’arrivais déguisée en chauve-souris comme promis. Et ce jour-là, je n’eus pas besoin de prononcer une seule parole à voix haute. Le match de Ping-Pong nous emmena en Australie. Ping est une femme enrobée mais peu savoureuse étant donné les bandages qui couvrent ses jambes et le chandail mal assorti – sans doute une rescapée des étages. Pong est robuste, c’est-à-dire en pleine santé. Il accompagne la Diva à son traitement.

La Diva a lancé le match puis s’est levée pour aller engager son propre combat. L’échauffement fut bref et la partie commença. Pong défendait son terrain allégrement sans connaître les talents de son adversaire. Ping lança sa première attaque : « Le décalage horaire entre la Suisse et l’Australie est de 12 heures… » Une balle partout. « Donc s’il est 15h en Suisse, il est aussi 3h du matin là-bas. » Pong accuse le rebond et réagit aussitôt. « Non, il faut avancer l’heure et non la reculer. » Ping garde son calme et refait le calcul avec l’heure australienne, dans l’autre sens. »Oui, mais alors il faut reculer ou avancer ?… Je suis en Australie à 15h donc en Suisse à 3h du matin… le jour d’après ! »

Et hop ! Elle renvoie la balle avec détermination. Pong n’a pas le temps de se déplacer, balle perdue, il garde son calme et reprend la partie…avec un autre angle d’attaque. « Il fait jour jusqu’à quelle heure en Australie ? – Ça dépend de la saison ! » Et le jeu reprend de plus belle. Pour une fois, le silence me préserve… Je fais mine de savoir, mais en fait je n’ai pas potassé le sujet depuis longtemps. Dans ce cas, je verrouille mes sons à double tours et me dit qu’en culture générale, j’ai encore beaucoup à faire.

6. Le terminus

Nouvelle escale aujourd’hui. Tandis que nous sommes tous confortablement installés sur nos sièges, ceinture de sécurité attachée, une turbulence, un trou d’air surgissent dans notre salle confinée. L’hôtesse nous signale une nouvelle mesure de sécurité. Pas de sortie de secours à l’horizon, inutile de traîner dans les couloirs. La réception, à moins 10’000 pieds prépare notre arrivée. En raison des pluies diluviennes, les orages ont provoqué des dégâts, affaiblissant le système bidirectionnel informatisé de l’avion. Nos identity pass cards sont à renouveler avant la reprise du vol.

L’équipage se confond en excuses, et nous indique gestuellement les couloirs à suivre. Les feux de panne sont allumés, les ascenseurs capitonnés, rien ne peut nous arriver. Les passagers, comme à l’accoutumée, ne pipent mot. Et la surprise ne se fait pas attendre. Au bout du terminus, d’autres avions ont atterri avec les mêmes consignes. Le check-in de Neuchâtel est débordé. Hommes d’affaires, familles et touristes forment des colonnes devant le tableau d’affichage.

Ici, c’est comme à La Poste, il faut prendre un ticket… Mais nous ne sommes pas en situation de danger, donc le statut « femmes et enfants d’abord » ne change rien aux priorités de la file… On prie même les éclopés d’occuper sagement les fauteuils… en salle d’attente. Ce changement de salle d’attente me rafraîchit l’esprit… nous ne sommes plus seuls dans notre solitude, dans notre statut de malade, notre champ de vision est élargi. D’autres souffrances, d’autres mésaventures, d’autres congénères se croisent ici, entre patience et patients, le frein à main est actionné.

7. Veni, vidi, vici

Créer, c’est laisser une trace, ouvrir la porte des ressentis, envisager que tout est possible avec pour seule limite l’imagination. Selon les saisons, les événements et le cycle de la vie, l’imagination est au service des âmes. Car tout est bon dans l’univers, tout est à découvrir, explorer, tester, comprendre pour finalement se matérialiser en réalisations originales, sommaires ou intemporelles. C’est ainsi que mes yeux sont attirés par les tableaux fixés dans la salle d’attente. Des tableaux abstraits qui offrent aux visiteurs la possibilité de voyager dans les couleurs et les formes. Que représentent ces courbes, ces segments, ces arcs ? Robin des Bois a-t-il posé sur le mur les reliques de ses batailles ?

Son adage sonne comme une incantation millénaire : « piller les méchants pour donner aux gentils… ». Les traitements ici sont de même nature. « Visez juste », disent les médecins aux liquides combatifs. « Enrayez, dissuadez, éliminez, afin que les cellules défectueuses n’aient plus accès à la nidification. Désintoxiquez, lessivez, essorez toutes nucléoles anarchiques. Faites place à la toute puissante expression de Jules César : Veni, vidi, vici. » Les tableaux sont-ils un passage dans notre système-temps ? Aux détours d’une aventure, du calme du Sahara aux éclats des colonisations, survit l’humain. Épidémies, troubles, attaques, souffrances, pandémies, traumatismes ont accompagné nos aïeux. Imprégnés de symboles éternels, on retrouve plus de 2’000 ans plus tard, un concept de conservation de la race humaine.

Dans les tombes celtes, il n’était pas rare que char, épée, bouclier et armure soient enterrés avec le défunt afin qu’il puisse se préparer à sa nouvelle vie. Est-ce possible que parfois nous oubliions cette évidence ? Se protéger, se défendre pour survivre. Le célèbre « oui » serait-il en passe de mener le « non » à la baguette ? Combien de fois ai-je cédé, combien de fois ai-je fait passer les besoins des autres avant les miens ? Comment ai-je pu étouffer mes soupirs, évincer mes états d’âme, sous-estimer mes convictions ? Candide, naïve ? Ou simplement arrivée sur terre sans arme, épée, char, ni legs ? Dans ma prochaine liste d’achat, j’ajoute : casque, gorgerin, cuirasse, gantelet, jambière, cuissard, soleret et de l’amour.

8. Auguste et Roméo

Pour aimer les autres, il faut d’abord s’aimer soi-même. La somme de cet amour est-il le reflet du mariage qui dure ? Fernande et Auguste sont arrivés main dans la main. Auguste, galant, enlève le manteau de sa bien-aimée, puis le sien et accompagne Fernande à une place libre. Il n’y a plus de chaise côte à côte, mais deux sièges isolés dans la salle. Après avoir installé Madame, il s’empare du siège libre et vient s’asseoir tout près d’elle. Oui, tout près, car il veille sur elle depuis longtemps et pour la fin des temps. Leurs visages reflètent douceur et compassion. Comment peut-on attendre aussi sereinement le destin ? Comment ont-ils passé leur journée jusqu’à cette heure-ci ? Et les journées précédentes, l’annonce du diagnostic ? Qui souffre le plus ? Eux ou leurs grands enfants ? A quelle fatalité peut-on imputer cette maladie à un certain âge ? Quel seuil de tolérance à la souffrance possèdent les personnes âgées ? Seule avec mes questions, mes réponses et seule sur ce siège.

Pas de mari bienveillant, pas de Roméo disponible, pas de bonne fée agrégée. Même pas un Jeannot pour la Margot que je suis… Bon, il va falloir se débrouiller, comme toujours ! Et je m’interroge sur ce dicton qui traverse mon esprit « ce qui ne tue pas rend plus fort », plus fort que quoi ? Lorsque des cicatrices apparaissent sur le corps, la peau est-elle plus épaisse qu’avant ? Non. Lorsque le cœur a été brisé par un Eros provenant de Mars, nous sentons-nous plus forts pour aimer le prochain ? Non. Lorsqu’un accident de la route a épargné notre famille, sommes-nous plus attentifs ? Non. Lorsque quelqu’un vous veut du bien et qu’il lance que parfois il faut tomber très bas pour mieux se relever…

J’aimerais bien savoir combien de fois son genou a saigné après la chute ? En ce qui me concerne, c’est comme au golf, j’ai l’impression d’avoir atteint les 18 trous. Et suis-je plus forte ? Non, non et non. Le terrain est miné et je ne m’y fais pas… Le champ de tournesol est brûlé par la sécheresse, redeviendra-t-il fertile un jour ? Que restera-t-il de mon corps et de mon esprit après les traitements ? Les deux amoureux se lèvent et s’en vont, doucement, tendrement, vers un nouveau futur, car jamais le temps ne recule.

9. Quand l’envie n’est pas là

Aujourd’hui, c’est jour de résistance. Je m’entretiens sérieusement avec la procrastination. Je fais un pacte pour obtenir un moment de grâce ! Qui n’a jamais pré- féré fuir devant l’ennemi ? Qui n’a jamais enfreint les règles de bienséance ? Qui n’a jamais baissé le regard pour éviter la confrontation ? La salle me reçoit, indifférente à mes appels désespérés. Ce que je lis sur les visages est tout aussi triste. Teints pâles, mains croisées, soupirs et yeux à demi fermés.

Aucune Diva, ni de Ping ou de Pong pour l’instant. Je reviens à mes explications… J’aimerais remettre à plus tard, à vraiment plus tard, c’est-à- dire au siècle prochain ce rendez-vous… J’ai l’impression que mon corps n’en veut plus, il est fatigué, éteint. Il somnole toute la journée entraînant pensées et idées dans la chute inévitable d’un ruisseau. Je suis malade, laissez-moi tranquille… Quelle ironie du sort, quand quelqu’un est malade, on doit prendre soin de lui jusqu’au bout… mais le malade ne veut plus de ses traitements, il veut l’isole- ment, il veut retrouver ses rêves, ses il- lusions… Et si toutes ces connaissances cognitives ne revenaient pas, emportées au loin telle une tornade ? Je veux retourner dans mon congélateur avec les autres légumes. Réveillez-moi dans 10 ans si tout va bien !

Mes arguments se perdent, virevoltent autour des chaises, s’égarent sur les porte-manteaux, les tableaux. Jadis, j’y voyais bataille, honneur et triomphe. Alors pour m’accrocher, pour contenir mes larmes, et avoir le courage de faire cette demande, cette prière au médecin, je m’adresse d’abord à l’univers, et s’il pouvait me faire un signe, ou me passer un coup de fil vite fait, je serais comblée. Et voici ce qu’il m’envoie comme message mental : « tu confonds le traitement et la maladie, ma petite ! » Puis il me place sur un mur de grimpe, au premier point d’accrochage et me dit : « un pas après l’autre. Le traitement ne représente pas ton ennemi, il est ton allié, laisse-le entrer dans ton cœur ! » Difficile à croire ! J’ai besoin de preuves, la procrastination ne m’a pas entendue, mais la sérendipité, oui. Un jeune homme est venu s’asseoir à côté de moi, le plus jeune que je n’avais jamais croisé ici. Était-ce son parfum, la fraîcheur de son âge ou simplement sa présence, je ne saurais le dire ! Mais j’ai ressenti force et courage, deux sensations qui ont permis d’accepter le refus de mon médecin à ma prière du jour.

10. Un nouveau voyage

Revenons à mon déguisement. Je fais maintenant partie du clan des chauves et comme aux scouts. Mon surnom est : chauve-qui-sourit. Souriante, aimable et polie, j’affiche souvent une mine décontractée. C’était ce que l’on me demandait lorsque j’étais petite fille ou bien est-ce ma petite flamme de survie qui brille et me réchauffe ? Entrer en contact avec les gens, dans cette salle d’attente ou ailleurs, permet d’établir un lien, une résonance, des champs vibratoires. On parle, on communique, on échange, on apprend, on reçoit. Et je ne comprends pas pourquoi ma stratégie, alias ma flamme n’arrive pas à entrer en contact avec la flamme des individus de cette salle. De toute évidence, ce phénomène me gêne.

Soit, c’est un problème qui demande réflexion. C’est même ambigu. Le silence dans lequel nous plonge la maladie est omniprésent. Notre tête devient comme un enregistreur. Elle se met au service de notre corps, note toutes les sensations, dissèque chaque changement, encaisse les différences d’humeur, compte les phases de transitions. Notre tête devient l’ampoule de la maison. Parfois je descends à la cave, fouille les souvenirs rangés dans des cartons, m’amuse des anecdotes qu’ils évoquent. Les objets trop tristes ne sont pas conservés matériellement, ils sont suffisamment encombrés dans mon esprit. La lumière à l’étage me rappelle que le présent m’attend. Et comme le présent est pesant, je gravis directement les escaliers menant à la sortie de secours. La porte de l’imagination m’y attend, celle où un monde parfait est en construction. Le grenier est éloigné de la cave, tout comme l’esprit peut l’être du corps. J’y trouve des planches, des valises, un miroir, un banc. Je m’installe alors dans ma nouvelle salle d’attente, au départ d’un autre voyage. C’est alors qu’un bruit de talon claque sur le sol… me ramenant d’un coup sec dans mon corps.

Ces talons appartiennent à la Doctoresse. Le nécessaire rappel à l’existence terrestre où le bruit, le mouvement, la vie existent bel et bien. Ai-je écrit que le silence m’était insupportable ? À ce stade du traitement, je bascule maintenant dans l’absence de sons extérieurs. J’oscille entre excitation et apaisement. C’est le moment où la vie passée s’éloigne et abandonne en chemin stress, frénésie, horaires et devoirs. Une rimaye se creuse entre l’immobilité et la mobilité. Tel un alpiniste j’ai subi le mal des rimayes et ai renoncé mille fois à continuer la randonnée. Cette crevasse se présentera sans cesse tout au long de la voie et rares seront les moments où je n’affronterai pas le doute glacial du choix et ne prétexterai maintes craintes pour l’éviter.

L’Arche de Noé est maintenant complète, le déluge peut commencer. Retirés maintenant dans cette salle d’attente, nous rencontrons notre polarité, notre complexité, et c’est avec elles que nous avons à nous entretenir si nous voulons retrouver la terre ferme, voir la colombe revenir un jour, avec un brin frais d’olivier annonçant la fin de l’épreuve.

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