Partie 1 – La salle d’attente : le couloir de l’ombre

Daniela Vaucher
Daniela Vaucher

Daniela Vaucher a traversé deux cancers et est aujourd’hui en rémission. Pendant toute la durée de ses traitements, c’est dans la salle d’attente de son oncologue qu’elle a tenu son journal intime — un refuge de mots et d’émotions face à l’inconnu. Dans une série de témoignages à paraître sur plusieurs éditions, elle partage avec nous son parcours, entre doutes, espoir et résilience. | Daniela Vaucher

1. Toute première visite

Que fait-on dans une salle d’attente ? On s’arrête un peu, beaucoup, souvent. On s’arrête de marcher, de fumer, de rire. C’est comme si on avait avalé un poisson et que les arêtes restaient tapies bien au fond de la gorge. La gorge, qui elle-même se noue tout comme les soucis. Alors on fait un nœud dans son mouchoir pour ne pas oublier de se rendre au bout du couloir, la salle nous attend. Car c’est elle qui nous reçoit, qui récolte notre misère, qui gère notre galère. L’eau de la bouteille, là sur la table, se présente tel un vase rempli de larmes. Les verres vides s’imposent comme des alvéoles en attente de nourriture. Et pourtant nous avons soif et nous avons faim, soif de renseignement et faim d’entendre que ce n’est pas la fin.

La première fois que j’ai choisi un siège, j’ai senti que cette feinte indifférence et ce mutisme plastique cachaient des histoires de vie. On s’assied sur une chaise comme on s’assied sur son passé. Parfois altière, on campe sur ses ergots ; on est sûre que ça ne fait que de passer. Parfois agitée on sent le présent se morceler. On s’affaisse secrètement lorsque le futur perd de son envergure. Mes yeux s’habituent maintenant à l’espace clair et intime de la salle. Ma bouche me démange, mon cerveau écoute, mon cœur est éprouvé. Pourquoi personne ne parle ? Pourquoi personne n’échange rien d’autre que le traditionnel et si politiquement correct « bonjour » ?

Plus tard je comprendrai que la complicité et la reconnaissance de la douleur sont muettes et intenses, révélant une puissance humaine égalitaire. J’ai tant envie de sortir de cette folie, de partager ma peine, de trouver une conspiration. Qui veut bien m’aider à défendre mes droits ? Je vote pour la liberté de vie, pour la purification de mes péchés et la grève du personnel de la salle d’attente. L’infirmière cite mon nom, me sortant de mon égocentrisme bruyant. Car cette salle d’attente ne m’a offert que des reflets de mon miroir, je n’y ai vu que mes ombres et un terrain défriché. Et pourtant, les malades étaient à leur poste. Victimes innocentes de la première entrée au bout du couloir.

2. Mon mouchoir à nœud

Mais qui a bien pu faire autant de nœuds dans ce si petit mouchoir ? Ah, oui, c’est moi ! Sous le coup de doses
ultra-envahissantes, j’ai pesté pour ce prochain rendez-vous et me suis jetée sur le mouchoir. Je l’ai écorché, enroulé, tordu, préparé à la guillotine. C’est en martyre, la mort dans l’âme, les pieds traînant sur le sol caustique que je me rends à mon 2ème rendez-vous. Cette fois, j’aperçois un porte-manteau. Sauf qu’il affiche complet. Il est deux heures et c’est l’heure de pointe au 5ème étage, sauf qu’il n’y a toujours pas de bruit.

Agréable finalement cet embouteillage, pas d’accident – mais des malheureux quand même –, pas de conducteur vulgaire, pas de signes disgracieux, quelques gestes aimables par-ci, par-là. On dirait une répétition solennelle à la montée du drapeau pour une compétition sportive. Et des drapeaux, il y en a. Cet hiver sera rude, chacun sort son kleenex pour évacuer les tempêtes de rhume et sécher le front moite. On cherche la poubelle. Rien ! Que fait le service d’étage ? C’est qu’on a bien envie de se débarrasser de ses rejets, de ses fardeaux, de cette maladie. Diable, un peu de ménage soulagerait nos angoisses et parfumerait instantanément l’ambiance. Ah, enfin un sauveur ! un psychologue apparaît. Un petit veinard sera éloigné et pourra trouver réconfort. J’ai envie d’applaudir… et de pleurer… où est mon mouchoir à nœuds ?

3. C’est Noël

En longeant le couloir, je me suis arrêtée devant les décorations de Noël. Ce mot-là, pour la première fois évoque mes cheveux. Et oui, il faut en parler. « No elle ». Je ne suis plus moi. Finies les coiffures stylisées, les couleurs scintillantes. Finie la salle d’attente du coiffeur. Par culpabilité, j’y envoie mes enfants, mais aussi parce que je veux continuer de garder un œil sur la mode… Si le père Noël n’avait plus de cheveux ni de barbe, est-ce qu’on l’aurait appelé « No il » ? Je me suis assise en face d’un barbu.

Question d’évaluer si son appareil est véridique. Ça ne doit pas être facile de se coller une moustache tous les jours ! Les seuls poils qui me restent sont mes sourcils et mes cils, et pas question de me faire tatouer ! Et la dame à côté de moi, pourquoi ressemble-t-elle à une diva ? Cheveux lissés blonds, maquillage subtil et talons hauts et oui, même en hiver. Tout droit sortie d’un défilé de mode ! Quelle arrogance de se présenter ainsi dans ce couloir ! Quoique… jeune, invincible, imperturbable, elle a les yeux pétillants de vie. Son traitement est-il plus facile que le mien ? Supporte-t-elle mieux les effets indésirables ? Ou est-ce une façade, un masque qui cachent sa fragilité ? Et en plus elle lit tranquillement.

Moi, c’est dans mon lit que je voudrais être. Dormir, sombrer dans le sommeil, me laisser bercer par Mme Morphée. Ou traîner dans mes survêtements, de grosses chaussettes en laine aux pieds. La chasse au miroir est un jeu diabolique. Il y en a partout et surtout, il y en a des indétrônables comme celui de la salle de bain. Difficile de l’éviter sous peine de se cogner aux armoires à pharmacie qui ont doublé de surface depuis la maladie… Finalement, j’ai décidé que je n’allais pas porter de perruque. J’assume et je n’ai rien à cacher… tout de même, je cours dans une boutique spécialisée et je m’offre des cadeaux… des foulards colorés, pratiques et élégants… C’est Noël, non ?

4. L’inconnue

J’arrive en pestant aujourd’hui. Non seulement la salle est bondée et le silence exubérant, mais de plus, je me rends compte que je suis une inconnue parmi des inconnus. En descendant les rues depuis ma maison jusqu’aux transports publics, j’ai croisé trois amis qui ne m’ont pas reconnue ! Je cherche quelque chose qui puisse détourner mon attention et apaiser les fils tendus de mon esprit. Sur la table : des imprimés. Ah, voilà une invitation de ladite organisation de malades. Elle me parait suffisamment intéressante pour deux raisons.

Premièrement, le sujet me réchauffe le cœur et deuxièmement, je vais enfin être au centre de toute l’attention ! Je redeviens connue… le temps d’une conférence sur les familles entourant les malades. Sauf que… du côté de ma famille, c’est le néant… L’idée est originale mais cela ne va pas être possible… Les fils tendus de ma boîte à musique s’organisent en toile d’araignée… C’est malin ! On ne pourrait pas faire une conférence, ici, avec mes amis les inconnus ? Je me sens déjà mieux à cette idée, les gens ont l’air finalement sympathiques aujourd’hui, silencieux et sympathiques. Et puis, c’est décidé, la prochaine fois, la salle d’attente va m’entendre, elle ne paye rien pour attendre et moi non plus…

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