En Suisse, 7% de la population des seniors présente une consommation d’alcool chronique. Deux tiers des seniors ont une consommation de longue date et un tiers à partir du passage à la retraite. L’addiction à l’alcool passe souvent inaperçue, peu reconnue, car banalisée par l’entourage. A cela se rajoute le déni de la personne concernée. Nemo, bel homme de 61 ans, a vécu cette emprise de dépendance. De son regard bleu perçant, Nemo a accepté de nous rencontrer pour partager son histoire à ceux qui se reconnaîtront et pour apporter du courage. Confidences avec Nemo.
Par Ana Popov
Je m’appelle Nemo, j’ai 61 ans et je suis aujourd’hui à la retraite. De métier, je suis capitaine de bateau. Expatrié de mon pays à l’âge de 25 ans pour le travail et par amour pour ma femme, je me suis retrouvé sur une terre nouvelle, complètement inconnue. Je ne parlais pas la langue, j’avais du mal à me faire des amis. Pourtant, je suis venu avec ma femme, des rêves plein la tête avec pour objectif la volonté de construire une carrière.
Comment se sont déroulés les premiers temps après votre expatriation ?
J’étais sûr de trouver un travail. C’est d’ailleurs pour cette raison que ma femme et moi sommes partis à la découverte d’une nouvelle contrée. Le travail n’est pas arrivé si vite que je l’imaginais. Nous habitions chez ses parents. L’appartement était confortable mais mes relations avec eux l’étaient bien moins. Ce qui a créé des tensions dans notre couple. Cela me motivait encore plus pour chercher un travail. Aucune intimité, devoir rendre des comptes sur ma situation, j’étais à deux doigts de tout quitter. C’est à ce moment que ma femme est tombée enceinte et que j’ai trouvé une place de capitaine dans la foulée.
Vous avez alors atteint votre rêve ?
Quand vous posez la question comme ça, en apparence, bien sûr que j’ai atteint mon rêve. Voir le ventre de ma femme s’arrondir, préparer le bateau pour la saison, emménager dans un foyer à nous et m’éloigner de mes beaux-parents. Tout ça était merveilleux. Mais allez savoir pourquoi, nostalgique pendant des années, je me sentais quand même seul et loin de tout. C’est là où j’ai commencé à boire. Un petit verre par-ci et un petit verre par-là. Au début, c’était une bière pour l’apéro, puis une autre au repas. Puis les apéros devenaient de plus en plus arrosés et les repas de plus en plus éloignés.
Pourquoi vous sentiez-vous si seul alors que vous étiez en train de créer votre nouvelle famille ?
L’éloignement avec mon pays. J’étais perdu. J’avais aussi perdu de vue beaucoup de membres de ma famille, mes amis proches. J’avais alors peur non seulement de la solitude, mais aussi de la vieillesse et de la mort. Par la suite, nous avons eu un deuxième enfant avec ma femme. Et croyez-le ou non, malgré l’amour que je porte à mes enfants, une partie n’était pas présente. J’étais constamment ailleurs. Et puis, lorsque ma fille était âgée de 7 ans et mon fils de 3 ans, un événement douloureux a contribué à mon angoisse. Le décès de mon frère, bien trop jeune pour nous quitter. Ce jour-là, le monde s’est écroulé autour de moi. Rien n’avait plus de sens à mes yeux. C’était une injustice. On m’a enlevé un être cher. La chair de ma chair. Autant vous dire que les apéros ont pris une proportion démesurée à cet instant précis. Les week-ends devenaient des motifs pour boire. J’avais difficilement envie de sortir. Je pouvais passer des heures à boire en regardant par la fenêtre, plongé dans mes démons. Cette situation a duré un paquet d’années.
Dans votre discours on a le sentiment que vous viviez seul, était-ce le cas ?
Dans ma tête oui, c’était le cas. Même entouré lors de mes passages à la maison, j’étais incompris. Une fois adultes, mes enfants sont partis vivre leur vie. Ce vide m’a encore une fois ramené au démon de ma solitude et voir l’anticipation de la vieillesse. J’ai mis du temps à accepter leurs envolées. J’ai toujours vécu avec la mère de mes enfants avec qui je me suis longtemps senti mal aimé. Etait-ce dû à nos débuts? Ses parents qui avaient une image minable de moi? Ma femme qui n’osait pas prendre ma défense de peur des représailles. La vie est curieuse parfois.
Votre situation s’est-elle améliorée avec l’envol de vos enfants ?
Avec le passage à la retraite, mes angoisses se sont amplifiées. Mon monde était peuplé de démons et de tristesse. Le temps ne m’a pas apporté l’apaisement souhaité, juste des années en plus à mon compteur terrestre. L’âge qui avance, doucement mais sûrement. C’est moi devant ce miroir? L’image d’un homme âgé et ridé, aux cheveux blancs? Mais où est passé ce beau blond aux yeux bleus ? Un verre, puis deux, puis trois. J’ai pris du poids, plus de 20 kilos. Je suis vraiment descendu au plus bas. Mon corps ne supportait plus aussi bien l’alcool. Je me suis retrouvé dans des situations où le contrôle m’était difficile, je trébuchais, je racontais n’importe quoi et le lendemain je n’étais plus conscient de mon état de la veille.
Quel déclic avez-vous eu?
Je me suis senti inutile, je ne savais plus comment occuper mes journées, rien ne sollicitait ma curiosité. Je crois que la naissance de mon petit-fils m’a sauvé. Je me souviens de ce petit être assis sur mes genoux, tout fragile. Il était innocent, plein de vie. Les échanges avec mon petit-fils étaient compliqués au début. C’était dur de trouver un terrain d’entente Je ne savais même plus comment attirer l’attention d’un enfant ou comment jouer avec lui. Est venu le temps où il a grandi, où il commençait à courir. Dès qu’il franchissait le pas de la porte, il courrait pour se jeter dans mes bras. J’ai alors compris que je pouvais être aimé et je ne voulais pas qu’il ait une mauvaise image de moi. Petit à petit, j’ai pris conscience de la vie ; je ne voulais plus être un « légume ». J’ai fait un travail sur moi-même, aidé par des personnes compétentes. J’ai perdu mes kilos en trop. Aujourd’hui, je vois mon petit-fils grandir, je partage avec lui ma première passion: le bateau, ma deuxième : le foot et plein d’autres choses. J’ai compris l’amour que ma femme m’a porté tout au long de ce chemin. Parce que franchement, ma femme a été courageuse. J’aime la vie et je veux la savourer pleinement.
Quel conseil pourriez-vous donner à nos lecteurs dans le même cas ?
Que la vie est belle! Qu’il y a toujours une solution et surtout qu’il faut parler, partager la moindre angoisse, le moindre souci avec ses proches. Ne pas se renfermer sous prétexte de les préserver. La solitude, c’est le début de la fin. Le partage, c’est le début d’une deuxième vie qui commence.